L’école cadenassée
C’est sur les bancs du vieux Couvent de Saint-Gabriel de Rimouski, principale école du village située en face de l’église, occupée et gérée par les religieuses du Saint-Rosaire, que j’usai mes fonds de culotte à l’école primaire. L’édifice comptait trois étages à raison de deux classes par étage. À partir de la droite en montant, il y avait la première et deuxième année dans le même local, ensuite la troisième année mixte, ensuite la quatrième année, toujours mixte. De là, vers la gauche en descendant, il y avait la septième, huitième et neuvième des filles dans le même local; ensuite les cinquième et sixième mixtes (les garçons d’un côté, les filles de l’autre); enfin au premier étage de gauche, l’école dite des garçons qui regroupait les septième, huitième et neuvième année. Ce dernier local avait une particularité. Alors que tous les autres élèves du couvent devaient circuler obligatoirement par l’entrée principale située au centre, les garçons de 7ième, 8ième et 9ième année devaient obligatoirement entrer par une porte latérale, la seule d’ailleurs donnant sur leur école. Voilà pour bien situer cette école des garçons.
En ce qui concerne le personnel enseignant, il était composé majoritairement de religieuses appelées communément « pisseuses ». Il y avait, de mon temps, deux maitresses qui enseignaient les troisième et quatrième année. L’une d’entre elles m’avait pris en grippe par jalousie parce qu’elle ne digérait pas que je sois le chouchou de l’autre. Ce qui m’a valu de mériter plusieurs coups de règle en bois de la première et bien des attentions de l’autre. J’étais en quelque sorte victime de leur antipathie respective. Cela ne m’a pas particulièrement traumatisé; en tout cas, beaucoup moins que la maudite pisseuse qui m’a forcé à écrire de la main droite en cinquième année. En effet, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été gaucher et mes parents ne m’ont jamais dissuadé de travailler de la main droite, ni même les autres enseignantes. Alors, cette maudite pisseuse de cinquième année me tapait avec sa règle à chaque fois que je lui remettais mes devoirs car elle se rendait bien compte que c’était trop bien écrit pour que ce soit l’oeuvre d’une main droite. Pour les dictées en classe, on n’en parle pas ! Elle avait constamment l’oeil sur moi, toujours prête à frapper avec sa « strap » au moindre coup de crayon de la main gauche.
À l’école des garçons, ce fut le paradis ! Le professeur Thiboutot, un homme d’une cinquantaine d’années qu’on appelait « Ti-bout d’crotte », m’autorisa à écrire de la main gauche dès le premier jour. Surtout qu’il mit peu de temps à percevoir mes talents dans l’apprentissage des matières académiques, en plus de mes habilités en dessin et en musique. Eh oui, il faut bien mentionner qu’en plus d’enseigner, Ti-bout d’crotte dirigeait la chorale, touchait l’orgue à l’occasion et chantait à peu près comme une jeune chèvre. Il bêlait, disait-on dans le village. Quoiqu’il en soit, ce professeur, malgré son infirmité et sa voix qui nous écorchait les oreilles, était très dévoué et polyvalent. À multiples reprises, il a monté des pièces de théâtre et des spectacles.
Physiquement, ce Ti-bout d’crotte avait deux infirmités majeures. En plus d’être nain, ventru, mesurant moins de cinq pieds, il portait un sac sur le côté pour faire ses besoins. Pas besoin d’élaborer sur les inconvénients que cela posait pour imposer son autorité à une gang d’adolescents mal dégrossis.
En raison de ses infirmités, il marchait comme un pendule inversé, toujours muni d’une canne et sachant très bien s’en servir à l’occasion. En classe, fumeur invétéré, il nous boucanait et empestait avec sa vieille pipe, en plus de se racler la gorge ou se « dérhumer » constamment. Pour toutes ces raisons, il était sujet à moquerie de la part des élèves, sauf de moi bien entendu, et devait imposer son autorité en tout temps et lieu. Pour ce faire, il avait toujours deux outils à la portée de la main : sa férule en cuir pour pincer les mains des fautifs (ceux qui avaient fait des fautes dans les dictées) et sa barre de bois franc mesurant environ 30 pouces. Il s’en servait pour bûcher littéralement sur les bras ou les épaules des récalcitrants. Il faut dire que les plus vieux mesuraient déjà plus de cinq pieds et étaient plutôt costauds. Ce qui explique en partie pourquoi ils se faisaient souvent traiter « d’oursons mal léchés »
Autre caractéristique à signaler, notre bon vieux prof ne détestait pas la boisson. Sans être alcoolique, il lui arrivait à l’occasion de virer une bonne brosse, particulièrement les fins de semaine. Il faut reconnaître qu’il savait se conduire en évitant de s’exposer en état d’ébriété devant ses élèves. Nous n’étions pas naïfs, quand même, et savions discerner ses faiblesses. S’il n’était pas arrivé à huit heures, on se doutait bien qu’il en avait viré une. Il nous est arrivé parfois de le voir s’approcher de l’école un peu éméché en titubant légèrement, alors que les dix minutes de retard étaient dépassées. Alors on s’empressait tous de déguerpir avant son arrivée. C’était la règle!
Avec un tel physique, notre pauvre Ti-bout d’crotte en arrachait pas mal avec nous, particulièrement durant la saison hivernale. Les conditions étaient difficiles dans les années ’50. Le chemin principal n’était pas déblayé et le prof se déplaçait toujours à pieds. L’hôtel où il logeait était à environ 300 mètres de l’école. À marcher dans la neige, souvent face au vent glacial, il était toujours essoufflé en arrivant à l’école vers les 8 hr.
À cette époque, j’avais environ 11 ou 12 ans, étant l’un des plus jeunes. Je crois me souvenir que mes compagnons de classe plus agés ne manquaient pas d’imagination. En tout cas, ils ont toujours été assez discrets quand ils ourlaient leurs projets d’espièglerie. Un de ces matins, alors qu’il faisait quelque chose comme -40 degrés Fahrenheit, en arrivant à l’école, je vis comme un rassemblement devant la porte d’entrée. Au centre, il y avait notre pauvre Ti-bout d’crotte en train de souffler sur le cadenas pour le dégeler. En effet, il n’arrivait pas à enfoncer la clé dans l’ouverture bloquée par la glace. Il « s’époumonna » durant près d’une demi-heure et se gela les doigts mais rien n’y fit. Le pauvre monsieur Thiboutot ne s’était pas rendu compte qu’une allumette de bois avait été enfoncée dans le trou préalablement au glaçage.
C’est ainsi que nous héritions d’un congé d’école à chaque grosse tempête ou période de grand froid, en raison d’un cadenas bien bourré et généreusement glacé. Alors que mes camarades de classe sautaient de joie et que je feignais moi-même de m’en réjouir, je ressentais une certaine déception intérieure de n’avoir pu bénéficier d’une autre belle journée d’école et progresser dans mes matières préférées, les mathématiques et la grammaire française. Quant au prof Thiboutot, je me suis toujours demandé s’il ne jubilait pas autant que nous à l’idée de pouvoir jouir d’une journée de congé supplémentaire.
Le 1er février 2017