Contes et anecdotes

Une mésaventure

Ça s’est passé au début des années 1950 alors que j’avais une douzaine d’années et que mon frère en avait environ 14. Il était assez fréquent que nous nous chamaillions lui et moi pour bien peu de choses. Je le trouvais souvent diabolique dans ses projets auxquels je ne pouvais souscrire. De plus, comme il était physiquement plus fort que moi, tout tentative de le freiner était presque toujours vouée à l’échec. Mais je ne lançais jamais la serviette.

C’était aussi l’époque de l’arrivée du modernisme. Les familles troquaient leurs vieilles tables en bois pour de nouvelles en plastic, se faisaient installer le téléphone et aménageaient une salle de toilette. Pour rafraîchir la maison et pour maintenir un niveau social comparable à celui de nos familles amies plus aisées, mon père avait décidé de faire des améliorations intérieures. Aussi avait-il aménagé une belle salle de toilette relativement grande pour accuillir éventuellement un cabinet d’aisance et un bain; mais c’était pour plus tard.

Pour le moment, on devait se contenter de déménager la tinette située au 2ème étage dans la chambre des filles et la placer dans la nouvelle salle de toilette. Précisons qu’aucun gars n’avait le droit de s’y asseoir car elle était réservée aux filles. Les mâles devaient aller à l’étable pour se soulager. Pas besoin d’ajouter que c’était une opération plutôt désagréable en hiver par -20 sous zéro. Mais on respectait cette règle rigoureusement. Par contre, quand venait le temps d’aller vider la tinette, c’était encore les mâles qui écopaient. Précision supplémentaire, cette salle de toilette comportait une petite fenêtre d’environ 24 pouces pour assurér une ventilation adéquate. Cette fenêtre donnait sur le « tambour », une sorte de vestibule que l’on devait traverser pour accéder à la cuisine. Enfin, le seul accès à la salle de toilette était la cuisine.

Par un beau dimanche après-midi d’été, les visiteurs habituels s’invitèrent à la maison pour le souper, c’est-à-dire soeurs et beaux-frères, peut-être aussi quelques-uns de leurs amis. La cuisine était assez grande pour asseoir tout ce beau monde en attendant l’heure du souper. Vers 5 heures, mon frère et moi revenions de « faire le train » et devions passer par la salle de toilette pour changer de vêtements et se débarbouiller. Pendant ce temps, ça jasait pas mal fort dans la cuisine et personne ne prêtait attention au drame qui se jouait dans la salle d’à côté.

Alors que nous nous chamaillions à qui mieux mieux, mon frère accrocha la tinette avec son pied et ce fut le déluge ! On se serait cru au temps de la drave au printemps. Il fallait alerter maman dans les plus brefs délais mais surtout ne pas ouvrir la porte. Déjà que les odeurs avaient envahi la pièce et que les fluides commençaient à progresser par la fente sous la porte. À notre âge, nous n’avions pas encore développé les bons réflexes et l’esprit de débrouillardise pour stopper rapidement l’hémorragie; mais quand même, une idée surgit dans la tête de mon frère ! Étant plus longiligne que lui, il me proposa de sortir par la fenêtre de ventilation qui donnait sur le tambour et d’aller avertir discrètement notre mère du désastre. Ce qui fut fait avec beaucoup de précipitation, d’acrobatie et de discrétion; mon frère me tenant par les pieds et moi plongeant tête première sur le plancher du tambour. Finalement je rejoignis maman et lui soufflai à l’oreille la catastrophe qui venait de se passer dans la salle de toilette.

« Dites donc, si on passait au salon en attendant le souper ? Paulette et Gaétane pourraient se mettre au piano et chanter un peu pendant que je terminerai les derniers préparatifs du souper. Allez les filles, emmenez tout le monde au salon ! » clama ma mère.

Vite fait, une fois la cuisine nettoyée de ses invités, ma mère sortit tout ce qu’il y avait de torchons, de vadrouille et même la pelle (porte-ordures) pour faire maison nette sans oublier d’aérer la cuisine. Ce soir là, les invités furent bien étonnés que ma mère les fisse passer à table, non pas dans la cuisine comme c’était la coutume, mais dans la salle à manger parfaitement isolée de la salle de toilette. De plus, mon frère et moi prirent, bien malgé nous, une belle leçon de bienséance et de bonne tenue.

10 janvier 2017

Publié par 503rg3ou dans Contes et anecdotes